Une remarque préliminaire : ce billet ne concerne pas uniquement l'illustre institution de Jouy-en-Josas, mais aussi ses petites soeurs, les Essec , Escp, Edhec, et toute la cohorte des acronymes dont la laideur ne le dispute qu'à l'obscurité.
La fréquentation assidue et désormais de longue date de l'un de ses établissements (full disclosure : c'est l'Essec), et des étudiants qui la composent, a inspiré en moi cette question aux accents badiousiens. Je la pose de façon ouverte et, n'en déplaise aux fondateurs montagnards de la Guillotine, sans polémique ni volonté de trancher des têtes. Qu'ils me pardonnent ma tiédeur et m'épargnent l'échafaud!
En effet, malgré les récriminations fréquentes et récurrentes contre les écoles de commerce, j'ai toujours hésité à joindre ma voix aux flots des critiques et moqueries. Avocat du diable, peut-être, ou simplement réticent à admettre que 10 000 euros par an ne valent pas mieux, je leur ai reconnu certains mérites : entre autres, de beaux campus, bien équipés et bien plus vivables que les désastreuses facs françaises, un nombre non négligeable de professeurs et de cours intéressants (si l'on sait séparer le bon grain de l'ivraie), et des rapports étroits avec le monde professionnel, ce qui n'est pas non plus l'une des qualité de nos universités.
Néanmoins, je n'oserais pas remettre en question le sentiment profond qui sous-tend les critiques, partagé par des personnes intelligentes et que je ressens moi-même (je laisse à ceux qui me connaissent le soin de me placer ou non dans la catégorie visée). Ce sentiment est celui d'une certain futilité, ou tout au moins d'un manque de direction. Ceux qui viennent de prépa, ainsi que les titulaires de licence ou master qui rejoignent nos rangs, bûchent dur pendant deux, trois ou quatre ans, avec en tête l'idéal de la connaissance, la satisfaction du travail bien fait et de l'apprentissage, ainsi qu'une soif générale de se perfectionner. J'ai conscience des rires étouffés que ces quelques lignes ne manqueront pas d'éliciter, puisqu'on peut légitimement douter de la réalité de ces idéaux chez un certain nombre d'étudiants, aussi brillants et travailleurs soient-il. Cette réalité indéniable ne m'empêchera pourtant pas de penser que même les pires Rastignac ont dû cotoyer un jour ces sentiments avant d'être arrivés.
Quel contraste alors avec les années d'école ! Il est question de valeurs, d'humanisme, d'éthique, mais la pratique trahit à chaque instant le haut patronage sous lequel nous placent les directeurs d'école et leurs communicants. Les études préparationnaires et universitaires contribuent à former dans les faits des sentiments auxquels les écoles ne contribuent que par les mots.
Pourquoi nous est-il risible de voir l'"humanisme" trôner parmi les valeurs cardinales de l'Essec ?
Certes, parce que les cadres et le personnel de cette école, comme les représentants de tant d'autres établissements, n'incarnent que maladroitement, voire nullement, les valeurs élevées qu'ils prônent. On a la joie d'y rencontrer dans la même proportion que dans la population globale des esprits rigides et mesquins, vulgaires ou mal intentionnés. Mais alors, pourquoi les écoles s'acharnent-elles à se donner des valeurs ?
Le capitalisme est amoral
Oui, je pense qu'il faut le reconnaître : le capitalisme est un système qui se moque fondamentalement des principes autres que purement économiques, même s'il doit s'accommoder parfois de restrictions religieuses (comme l'interdiction de l'usure), d'ailleurs facilement contournées. L'offre faite par les écoles de commerce à leurs étudiants est de leur donner le parfait bagage technique, aussi bien les outils pratiques que l'état d'esprit du capitalisme, afin qu'ils deviennent les instruments d'un système bien réglé. Je prends le soin de préciser ici que je n'ai pas une disposition naturelle hostile au capitalisme - ça sera à Stavroguine de me dire si je suis libre au sens de Bourdieu... -, mais je tiens néanmoins à souligner lucidement la réalité froide et mécanique du système.
Mais les hommes ont besoin de morale
La deuxième partie du syllogisme (ou est-ce un paralogisme ?), la mineure, est que les hommes ne peuvent pas se passer d'un système de pensée idéaliste, finaliste, qui permet de donner sens à leur vie. Historiquement, ce sens provenait d'une construction supranaturelle, fondant philosophiquement tous les systèmes. Se défaire de la religion, et moins métaphysiquement des constructions idéologiques et politiques, nous a forcé à lever le voile sur les structures sociales et économiques dans lesquelles nous sommes irrémédiablement coincés. Parce qu'on tolère mal d'être Sisyphe, symbole du non-sens et de la peine, on doit se donner des valeurs coûte que coûte, au risque du contradictoire et du grotesque.
Quelle majeure ?
La solution adoptée par les écoles, pour satisfaire la demande populaire, née de l'idée intolérable que l'on puisse être les acteurs d'un système amoral, est donc d'afficher des valeurs, de se doter de codes et de serments (cf. Harvard), à la manière des avocats et des médecins, qui ont réciproquement adopté les méthodes des affaires. Bien évidemment, personne, ou presque, n'est dupe, ni parmi les membres de l'école, étudiants, professeurs, ni parmi la population en général.
Mais peut-on se passer de mettre ces valeurs en exergue ? Pourrait-on sans crainte lire dans les communications de l'école : efficacité, maximisation de la valeur, optimisation de la gestion... ?
Ai-je donc une meilleure solution ?
Je pense que oui. On ne peut certes pas priver les hommes d'idéaux et je pense effectivement qu'il est possible de trouver un terrain commun entre le capitalisme amoral - et qui le restera toujours au fond - et les valeurs prônées et rêvées par les hommes. Alors, gardons ces belles valeurs en tête, mais mettons-les en pratique plutôt qu'en affiche. En France comme à l'étranger, des hommes d'affaires s'adressent aux étudiants des "humanités" pour leur dire que l'entreprise a besoin d'eux. Je suis bien d'accord, et pas seulement parce qu'ils "savent écrire", mais parce qu'ils ont une pratique de la pensée philosophique, au sens très large d'une pensée qui accorde recul et vue d'ensemble.
Malheureusement, en France les écoles de commerce ont très peu de liens avec les facultés et sont déconnectées de tout intellectualisme universitaire. Pourquoi cette idée que la prépa suffit à poser les bases intellectuelles et morales de l'"honnête homme" ? La vocation initiale des écoles de commerce n'est pas de fournir cette base, en effet. Mais si les écoles veulent se dépasser et répondre aux attentes de l'homme moderne, qu'elles ne se contentent pas d'agiter les valeurs, croyant que celles-ci peuvent pénétrer l'esprit des étudiants comme par osmose.
Qu'elles imposent une exigence de rigueur académique et professorale de niveau universitaire, puisque l'humanisme stupide est aussi néfaste que l'égoïsme intelligent. Qu'elles offrent des cours variés et profonds, et non pas uniquement techniques, afin que l'intellect et l'affect continuent à se développer. En somme, qu'elles soient lucides sur le caractère amoral du capitalisme, mais qu'elles soient actives dans l'accompagnement du développement personnel.
Pour utiliser une analogie très geek, je dirais que le capitalisme s'apparente à la "force" dans Star Wars, une sorte de puissance qui dépasse l'individu, mais dont celui-ci peut user à des fins néfastes ou à des fins bénéfiques.
En guise de conclusion, je dirai que l'ESSEC n'a pas complètement tort : "You have the answer". Le libéral en moi pense en effet que ce sont avant tout les individualités qui façonnent la société et influent sur les systèmes. Néanmoins, comme dirait HEC, les écoles doivent "apprendre à oser" et ne pas craindre de contribuer au développement des honnêtes hommes du XXIe siècle.
Je me lance dans mon premier commentaire (je fais mes premiers pas sur la blogosphère, soyez indulgents)!
RépondreSupprimerMerci Patrick de mettre le doigt sur un vrai problème de la formation en école de commerce, loin des polémiques du moment. Je trouve tout de même que récemment, les choses avancent dans le bon sens. Multiplier les accords de double diplôme, pas seulement avec des business schools coréennes, mais aussi avec des écoles dont les formations sont moins techniques et plus ouvertes (St Cyr, L'Ecole du Louvre etc) a du sens à mes yeux. Les écoles de commerce n'ont pas la légitimité et le savoir-faire pour enseigner les humanités, mais au moins elles permettent aux étudiants d'aller les chercher ailleurs. Encore faut-il que ces étudiants soient suffisamment matures et autonomes pour faire cet effort là!
Car malheureusement, 90% des étudiants sont RAVIS de ne plus avoir à rédiger plus de 10 lignes d'affilée et pouvoir se consacrer à leurs passions : le karting, les chorés, la bière etc. Je caricature mais ça illustre bien le problème de l'alternance entre le carcan de la prépa et la liberté dans les écoles qui crée des étudiants encore trop immatures et pas toujours conscients du privilège qui leur est offert de pouvoir suivre cette formation, et des responsabilités qu'ils pourront être amenés à supporter pendant leur carrière.
Bref, je pense que le contenu des cours est certes à revoir, mais il faut aussi penser à responsabiliser concrètement les étudiants qui ne profitent même pas des opportunités qui leur sont déjà proposées. Il y a un vrai problème de comportement dans la plupart de ces écoles, et selon moi, tous ces points sont liés et contribuent à ce que les écoles de commerce restent des formations en-dessous des grandes écoles d'ingés, malgré certaines qualités indéniables...
Bigloute (Victoire)