mercredi 16 juin 2010

Condamner un individu, condamner un système

L'affaire Kerviel occupe depuis plusieurs jours les devants de l'actualité judiciaire. Accusé d'abus de confiance et de faux et usage de faux, Jérôme Kerviel invoque pour sa défense l'hypocrisie de la Société générale, qui selon lui savait presque tout de ses prises de position illicites et sur-risquées.

Inutile de dresser le portrait du prévenu : des t-shirts à son effigie sont en vente libre sur internet. Il est intéressant, en revanche, de décrire l'aspect physique et moral de Claire Dumas, qui représente au procès les intérêts de la Société générale. Mme Dumas est une femme corpulente âgée d'une quarantaine d'années, au phrasé limpide, à la répartie cinglante. Elle maîtrise à la perfection chacun des arguments qu'elle avance pour établir la faute du seul Kerviel et tenter par la même occasion de redorer l'image d'une institution qui s'est déshonorée. Il y a dans son regard quelque chose d'assez froid, une sorte de gel métallique que l'on retrouve parfois dans les représentations caricaturales de directrices de pensionnat. Mme Dumas semble convaincue de la thèse qu'elle défend. Elle ne sourcille jamais. Elle ne tremble jamais. Elle ne doute jamais. Elle ne comprend pas qu'on puisse ne pas la comprendre. Elle prête tout le volume de son corps à l'architecture de la Société générale, qu'elle soutient de tout son poids. Son visage n'est pas autre chose que le masque rigide à travers lequel s'exprime la voix mécanique et sévère d'une compagnie bancaire, et par là, d'un système qu'il est impossible d'aimer.

Le procès Kerviel oppose un étrange individu - orgueilleux, nihiliste, sans morale, nietzschéen sans la conscience de ce qu'il est - à un système qui ne vaut pas mieux. Il n'est pas douteux que le système "Sogé", au fond, a précédé l'individu "Kerviel" : il a encouragé la prise de risques insensés mais rémunérateurs, il a récompensé les comportements qui nuisaient au bon fonctionnement d'une société sereine, il s'est contrefoutu des intérêts sociaux qu'il mettait en péril, bref, il a déterminé toutes les conditions d'apparition d'un escroc. C'est bien la raison pour laquelle j'espère que la justice saura saisir l'opportunité qui lui est tendue de condamner, en lui reconnaissant une part conséquente de responsabilité, un système corrompu.

Ce serait la première étape d'un renversement idéologique que j'appelle de tout mes voeux : il me semble en effet que depuis quelques années, la condamnation des systèmes est devenue chose impossible. On préfère s'acharner - pour des raisons que je ne comprends pas bien mais qu'il faut sûrement rattacher à cette mollesse intellectuelle qui s'est emparée des débats publics français depuis près de 20 ans - contre des errances individuelles plutôt que de chercher à dénoncer les systèmes qui les ont rendues possibles. On est autorisé à dire pis que pendre de Benoit XVI - réactionnaire, intégriste, protecteur de pédophiles - mais on ne peut pas dire grand-chose du catholicisme dans son ensemble, parce qu'il y a tout de même un certain nombre (et même un nombre certain) de catholiques qui sont des humanistes, des progressistes, bref des gens très bien. Il en va de même pour la critique de l'Islam : crachons tout ce que nous pouvons cracher à la figure de Liès Hebbadj, mais ne disons rien de ce que nous pouvons penser du système coranique sur lequel s'appuie, pour justifier ses comportements les moins admissibles, ce même Liès Hebbadj. Les systèmes ont ainsi réussi à mettre en place une stratégie de défense particulièrement efficace qui repose entièrement sur le raisonnement suivant : au motif qu'une condamnation systématique conduirait à la condamnation de tous les individus qui s'y rattachent, elle est injuste par nature et ne doit pas être énoncée. C'est à cette même stratégie que nous devons l'apparition de ce concept insupportable qu'une majorité de commentateurs font mariner à toutes les sauces, y compris les plus confuses : la "stigmatisation". Il n'existe pas en droit français un délit spécial de stigmatisation, et pourtant, l'autorégulation des systèmes fait que toute pensée qui risquerait de conduire à la "stigmatisation" est d'emblée réprimée. Au moment de la crise financière de 2008, on a ainsi pu voir un certain nombre de lobbyistes pointer du doigt le risque d'une "stigmatisation" injuste des banquiers - dont on nous dit que la plupart sont des gens honnêtes, de bons pères de famille, d'excellents citoyens - à laquelle pourrait conduire une critique générale, même argumentée, du système capitaliste. Foutaise que ce pseudo-raisonnement de pleurnichard malveillant : dans les années 1940, je ne doute pas qu'il y ait eu des nazis remarquables, des SS raisonnables, des kapos généreux. Est-ce à dire que pour cette seule raison il faudrait taire tout ce que l'on est en droit de penser des folies meurtrières qui sous-tendaient l'architecture générale du régime hitlérien ?

Le système financier est un tourbillon qui n'a cessé de grossir au fur et à mesure de la libéralisation des économies mondiales. Il a grossi, gonflé, germé, et a enfanté des figures monstrueuses : des Jérôme Kerviel, des Bernard Madoff, des Antoine Zacharias par milliers, peut-être par centaines de milliers. Mais on aurait tort de se contenter de la seule condamnation d'individus particuliers : à la manière d'une hydre, le système financier dispose de têtes multiples qui dès qu'on les coupe cicatrisent et repoussent. Pour en finir avec les excès que l'on dénonce, c'est l'idéologie générale du système qu'il faut condamner. L'affaire Kerviel sera peut-être le point de départ d'une sanction générale du système prononcée par la justice, les gouvernements s'étant montrés incapables - par tiédeur et sacralisation du compromis, par crainte de la stigmatisation, bref, par autocensure - de produire les réformes sévères qui s'avéraient nécessaires.







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