vendredi 25 juin 2010

La Corée du Nord, la diplomatie de l’outrance et la stratégie Pop Up.

Pour éclaircir la géopolitique il faut savoir aller sur le terrain, prendre des risques, et ne pas hésiter à susciter quelques paradoxes. Si vous voulez comprendre la Corée du Nord, il faut s’engager dans les quartiers bourgeois de Paris, ou à Neuilly. Cherchez-y une petite vieille bien argentée, de préférence veuve – une Chinoise à tout hasard. Il y a beaucoup de chance pour qu’elle se fasse trainer par un affreux clébard. Un petit caniche ou tout autre bestiole ridicule et misérable. Prenez garde ! Qui n’a jamais éprouvé une certaine défiance envers ces roquets hystériques prêts à aboyer, à attaquer par surprise, désespéré de prouver qu’ils seront plus forts que vous, vous qui pouvez l’écraser d’un pied ? Vous serez poli pourtant, et parce que vous êtes un homme civilisé, vous ne prendrez pas le risque de vous faire égratigner par le roquet -ou la vieille. Vous passerez votre chemin, regarderez ailleurs. Au fond de vous-même pourtant, vous auriez bien pris la laisse des mains de mamy pour projeter la bête enragée contre un mur ; mais…non.

* * *

La Corée du Nord doit "cesser ses provocations militaires irresponsables et à s'engager pour que les 70 millions de Coréens vivent ensemble." Las, le président Lee Myung Bak s’excuserait presque de défendre l’honneur de son armée. Le cadre du discours était certes solennel, alors qu’il présidait à Séoul les cérémonies marquant le 60ème anniversaire du début de la Guerre de Corée, conclue en 1953 par un simple armistice, au demeurant « gelé » par Pyongyang l’année dernière.

En soixante ans, le régime Stalinien de la Corée du Nord n’a pas pris une ride, même si son peuple est décimé. Il affiche toujours une audace à l’abri de toute vergogne. Pendant que Séoul célèbre sobrement les 4 millions de morts du conflit, Pyongyang a décidé de marquer le coup, en ressortant de derrière les fagots une facture salée présentée aux Alliés, réclamant la bagatelle de 64 960 milliards de dollars (soyons précis) aux Etats Unis en indemnités de guerre, guerre au demeurant déclenchée par feu le « Grand leader » Kim Il Sung sur les ordres d’un certain Joseph S., ci devant Petit Papa des Peuples. Mais le régime nord-coréen n’a peur de rien.

Il y a deux ans, sur mon précédent blog, je laissais la Corée du Nord sur la voie de la dénucléarisation. Depuis, Obama n’a pas respecté le traité signé par Bush, et les Coréens ont donc décidé de se rappeler à son bon souvenir. De toute façon, la paix ne convient pas au caractère délicat de la junte.

La meilleure défense, c’est l’attaque. A défaut de pouvoir se battre sur le champ d’honneur (il faut pour cela avoir une armée et des soldats épargnés par une famine permanente, qui n’auraient pas de fait une taille moyenne inférieure de 10 cm à celle de leurs riches et diaboliques ennemis méridionaux), il faut parader, provoquer. C’est moins cher et ca passe facilement sur CNN.

Je ne vais pas m’étendre sur le fait que le régime de Kim Jong Il est une insulte à l’humanité. Même Maxime Gremetz le reconnaît. Mais c’est malheureusement un virtuose diplomatique, armé d’une froideur de raisonnement qui sait jouer de ses maigres forces de dictature contre les quelques failles des démocraties.


Un objectif, survivre, guide l’ensemble des décision des Kim Jong Il. S’enrichir au passage aussi, mais c’est accessoire. Il y deux ans, on avait cru que le « Cher Leader » allait disparaître, emporté par une attaque cérébrale. Malheureusement à se vautrer dans la fange et à vivre sur des charognes, les rats résistent à tout. Jong est toujours là, avec son look improbable de travelo sous chimio ; il est plutôt en forme, et a quelques idées pour rester au pouvoir, et placer son troisième fils au passage.

Il y a un peu plus d’un an, fraichement remis de son attaque cérébrale, le tyran Kim était inquiet. Après tout, la caste militaire avait voulu le virer. La Chine, qui ne peut concevoir que la Corée soit unifiée tant que Séoul héberge 30 000 soldats US, ne montrait plus un enthousiasme sans faille envers lui. Elle avait même laissé l’ONU voter de nouvelles sanctions économiques pour punir Pyongyang d’avoir fait tester un deuxième pétard atomique le 25 mai 2009. Le jour même, la Corée du Nord annonçait qu’elle ne se sentait plus liée par l’armistice. Tout redevenait possible…

En effet, si la Chine oubliait la guerre froide, il fallait réchauffer un peu l’atmosphère. La stratégie est simple. Il s’agissait de mettre la Chine devant le fait accompli, et de montrer que devant la menace de représailles occidentales, elle soutiendrait nécessairement la Corée du Nord. Et au passage, la Russie ferait de même.

Reste à choisir son moment. A priori tyran Jong voulait d’abord faire le ménage en interne, renflouer ses caisses en ruinant (sic) son peuple par une dévaluation criminelle de 33% en novembre dernier, et positionner son troisième fils en tant qu’héritier, au cas où.

Comme toujours, les Nord-Coréens firent durer le suspens. L’outrance n’a d’effet que si elle garde une apparente spontanéité. C’est la stratégie Pop Up. Il faut savoir montrer subrepticement ses fesses pendant la messe, provoquer par surprise, quand la victime ne s’y attend pas. Par ailleurs, c’est plus drôle.

Le 26 mars 2010, Les Nord-Coréens coulent un navire du sud, assassinant une quarantaine de marins. Ils nient l’affaire, malgré son évidence. Tollé mondial auquel la Chine et la Russie même se joignent. Séoul montre ses muscles. Va-t-on enfin se décider à éliminer le Pygmée sénile et sa clique de gérontes bling-bling ?

Trois mois plus tard, plus rien. Pyongyang a gagné, a montré que malgré toutes ses outrances, la géopolitique restait son meilleur bouclier. Au contraire même, c’est l’outrance, sa capacité à suspendre les puissances au bord du gouffre, qui la protège. Car devant la menace d’une guerre légitime –qui peut assassiner 40 soldats sans déclencher au moins quelques représailles ?- qu’a fait la Chine, qu’a fait l’Amérique, qu’a fait l’Europe ? Rien, en apparence, sinon appeler au calme. Tyran Kim a gagné, il a montré que personne ne voulait lui faire la guerre, et que la Chine le protégerait quoiqu’il arrive.

La Chine a hésité cependant. Le Régime nord-coréen pensait sans doute que Pékin irait jusqu’à remettre en cause la véracité de l’attaque, comme ils le firent –la victimisation est l’arme favorite des tyrans, qui contrairement à leur fatuité, n’ont aucun honneur, puisque l’honneur menace la survie. Mais depuis qu’elle est riche, la Chine aime mieux la Corée du sud, et même le Japon. Elle ne veut donc en aucun cas rentrer dans le jeu de la Corée du Nord. Elle veut rester officiellement neutre. Grosse colère à Pyongyang ; le régime perdrait-il la main ?

Kim décide donc d’aller visiter dans son beau train blindé sa grand mère chinoise, histoire qu’elle lui donne un petit billet pour son anniversaire. La visite est écourtée. Nouvelle grosse colère.

Pour faire bonne figure devant cet affront, la Corée du Nord a alors ostensiblement buté deux « contrebandiers » Chinois à sa frontière (en territoire chinois). On remarquera que la stratégie est la même. Cette fois, le résultat est concluant, la Chine ne fait rien sinon protester, et Kim a montré que quoiqu’il fasse, il serait inamovible.

Au passage, le Pygmée a découvert quelque chose d’inespéré : en Corée du sud , les jeunes ne croient pas à la thèse de l’attaque ! Plus de 40% des moins de 40 ans pensent qu’il s’agit d’un complot américain… Bref, la Corée du Sud ne veut pas sa revanche, elle veut la paix. Pire encore, le responsable de la division de la Péninsule du Matin Calme ne serait pas Kim Jong Il, mais Washington !

Il est vrai que les jeunes Coréens sont la population la plus connectée au web et aux théories du complot qui y circulent. Cependant, cette donnée confirme un sentiment que j’avais perçu quand je me trouvais au Japon.

Japon et Corée sont considérés par l’Occident comme des alliés de revers évidents contre la Chine et à la Corée du Nord. En fait, il existe dans la jeunesse, épargnée par l’Histoire, une large tendance pan-asiatique et anti-américaine (l’Europe, parce qu’impuissante ou humiliée, suscite l’indifférence ou des fantasmes romantico-consuméristes). Alors que l’URSS est tombée, les Etats Unis apparaissent comme des colons responsables des divisions asiatiques.

Il y a quelques semaines, le gouvernement Hatoyama est tombé après avoir échoué à expulser les Américains d’Okinawa et à adopter la politique moins pro américaine, plus pan-asiatique qu’ils avaient promise. En Corée aussi, la population voudrait bien se débarrasser des Américains.

Cette analyse n’est pas entièrement fausse. En effet, il n’y a aucun doute sur la probabilité que si Séoul obtenait l’expulsion des Américains du territoire et revoyait sa diplomatie en faveur de Pékin, la Chine ferait tout pour que la Corée s’unifie, et laisserait tomber le tyran Kim, qui ne lui servirait plus à rien.

Et alors tout s’éclaire. Sur le web, des internautes de bonne foi se demandent ce que pourrait bien gagner la Corée du Nord à couler gratuitement un bateau du sud, alimentant ainsi la thèse du complot yankee. Mais Pyongyang n’a rien à gagner à la paix, n’a rien à gagner à la réconciliation ; la réconciliation, c’est bien pour encaisser des chèques de Samsung et faire venir des matériels d’un Sud unioniste toujours généreux. Mais l’union pour le tyran Kim, c’est la fin de son régime. C’est grâce à l’état de guerre que survit la Corée du Nord. Il s’agit d’entretenir la tension avec une maestria d’équilibriste pour que la Corée du Sud et le Japon aient suffisamment peur pour garder l’alliance américaine, même alliance qui garantie à Pyongyang la protection éternelle de la Chine.

Car la Corée du Nord rappelle aux généreux démocrates que nous sommes, que la paix n’est jamais un objectif en soi, mais un outil politique. Comme la guerre.

samedi 19 juin 2010

De quoi HEC est-il le nom ?

Une remarque préliminaire : ce billet ne concerne pas uniquement l'illustre institution de Jouy-en-Josas, mais aussi ses petites soeurs, les Essec , Escp, Edhec, et toute la cohorte des acronymes dont la laideur ne le dispute qu'à l'obscurité.

La fréquentation assidue et désormais de longue date de l'un de ses établissements (full disclosure : c'est l'Essec), et des étudiants qui la composent, a inspiré en moi cette question aux accents badiousiens. Je la pose de façon ouverte et, n'en déplaise aux fondateurs montagnards de la Guillotine, sans polémique ni volonté de trancher des têtes. Qu'ils me pardonnent ma tiédeur et m'épargnent l'échafaud!

En effet, malgré les récriminations fréquentes et récurrentes contre les écoles de commerce, j'ai toujours hésité à joindre ma voix aux flots des critiques et moqueries. Avocat du diable, peut-être, ou simplement réticent à admettre que 10 000 euros par an ne valent pas mieux, je leur ai reconnu certains mérites : entre autres, de beaux campus, bien équipés et bien plus vivables que les désastreuses facs françaises, un nombre non négligeable de professeurs et de cours intéressants (si l'on sait séparer le bon grain de l'ivraie), et des rapports étroits avec le monde professionnel, ce qui n'est pas non plus l'une des qualité de nos universités.

Néanmoins, je n'oserais pas remettre en question le sentiment profond qui sous-tend les critiques, partagé par des personnes intelligentes et que je ressens moi-même (je laisse à ceux qui me connaissent le soin de me placer ou non dans la catégorie visée). Ce sentiment est celui d'une certain futilité, ou tout au moins d'un manque de direction. Ceux qui viennent de prépa, ainsi que les titulaires de licence ou master qui rejoignent nos rangs, bûchent dur pendant deux, trois ou quatre ans, avec en tête l'idéal de la connaissance, la satisfaction du travail bien fait et de l'apprentissage, ainsi qu'une soif générale de se perfectionner. J'ai conscience des rires étouffés que ces quelques lignes ne manqueront pas d'éliciter, puisqu'on peut légitimement douter de la réalité de ces idéaux chez un certain nombre d'étudiants, aussi brillants et travailleurs soient-il. Cette réalité indéniable ne m'empêchera pourtant pas de penser que même les pires Rastignac ont dû cotoyer un jour ces sentiments avant d'être arrivés.

Quel contraste alors avec les années d'école ! Il est question de valeurs, d'humanisme, d'éthique, mais la pratique trahit à chaque instant le haut patronage sous lequel nous placent les directeurs d'école et leurs communicants. Les études préparationnaires et universitaires contribuent à former dans les faits des sentiments auxquels les écoles ne contribuent que par les mots.

Pourquoi nous est-il risible de voir l'"humanisme" trôner parmi les valeurs cardinales de l'Essec ?

Certes, parce que les cadres et le personnel de cette école, comme les représentants de tant d'autres établissements, n'incarnent que maladroitement, voire nullement, les valeurs élevées qu'ils prônent. On a la joie d'y rencontrer dans la même proportion que dans la population globale des esprits rigides et mesquins, vulgaires ou mal intentionnés. Mais alors, pourquoi les écoles s'acharnent-elles à se donner des valeurs ?

Le capitalisme est amoral
Oui, je pense qu'il faut le reconnaître : le capitalisme est un système qui se moque fondamentalement des principes autres que purement économiques, même s'il doit s'accommoder parfois de restrictions religieuses (comme l'interdiction de l'usure), d'ailleurs facilement contournées. L'offre faite par les écoles de commerce à leurs étudiants est de leur donner le parfait bagage technique, aussi bien les outils pratiques que l'état d'esprit du capitalisme, afin qu'ils deviennent les instruments d'un système bien réglé. Je prends le soin de préciser ici que je n'ai pas une disposition naturelle hostile au capitalisme - ça sera à Stavroguine de me dire si je suis libre au sens de Bourdieu... -, mais je tiens néanmoins à souligner lucidement la réalité froide et mécanique du système.

Mais les hommes ont besoin de morale
La deuxième partie du syllogisme (ou est-ce un paralogisme ?), la mineure, est que les hommes ne peuvent pas se passer d'un système de pensée idéaliste, finaliste, qui permet de donner sens à leur vie. Historiquement, ce sens provenait d'une construction supranaturelle, fondant philosophiquement tous les systèmes. Se défaire de la religion, et moins métaphysiquement des constructions idéologiques et politiques, nous a forcé à lever le voile sur les structures sociales et économiques dans lesquelles nous sommes irrémédiablement coincés. Parce qu'on tolère mal d'être Sisyphe, symbole du non-sens et de la peine, on doit se donner des valeurs coûte que coûte, au risque du contradictoire et du grotesque.

Quelle majeure ?
La solution adoptée par les écoles, pour satisfaire la demande populaire, née de l'idée intolérable que l'on puisse être les acteurs d'un système amoral, est donc d'afficher des valeurs, de se doter de codes et de serments (cf. Harvard), à la manière des avocats et des médecins, qui ont réciproquement adopté les méthodes des affaires. Bien évidemment, personne, ou presque, n'est dupe, ni parmi les membres de l'école, étudiants, professeurs, ni parmi la population en général.

Mais peut-on se passer de mettre ces valeurs en exergue ? Pourrait-on sans crainte lire dans les communications de l'école : efficacité, maximisation de la valeur, optimisation de la gestion... ?

Ai-je donc une meilleure solution ?

Je pense que oui. On ne peut certes pas priver les hommes d'idéaux et je pense effectivement qu'il est possible de trouver un terrain commun entre le capitalisme amoral - et qui le restera toujours au fond - et les valeurs prônées et rêvées par les hommes. Alors, gardons ces belles valeurs en tête, mais mettons-les en pratique plutôt qu'en affiche. En France comme à l'étranger, des hommes d'affaires s'adressent aux étudiants des "humanités" pour leur dire que l'entreprise a besoin d'eux. Je suis bien d'accord, et pas seulement parce qu'ils "savent écrire", mais parce qu'ils ont une pratique de la pensée philosophique, au sens très large d'une pensée qui accorde recul et vue d'ensemble.

Malheureusement, en France les écoles de commerce ont très peu de liens avec les facultés et sont déconnectées de tout intellectualisme universitaire. Pourquoi cette idée que la prépa suffit à poser les bases intellectuelles et morales de l'"honnête homme" ? La vocation initiale des écoles de commerce n'est pas de fournir cette base, en effet. Mais si les écoles veulent se dépasser et répondre aux attentes de l'homme moderne, qu'elles ne se contentent pas d'agiter les valeurs, croyant que celles-ci peuvent pénétrer l'esprit des étudiants comme par osmose.

Qu'elles imposent une exigence de rigueur académique et professorale de niveau universitaire, puisque l'humanisme stupide est aussi néfaste que l'égoïsme intelligent. Qu'elles offrent des cours variés et profonds, et non pas uniquement techniques, afin que l'intellect et l'affect continuent à se développer. En somme, qu'elles soient lucides sur le caractère amoral du capitalisme, mais qu'elles soient actives dans l'accompagnement du développement personnel.

Pour utiliser une analogie très geek, je dirais que le capitalisme s'apparente à la "force" dans Star Wars, une sorte de puissance qui dépasse l'individu, mais dont celui-ci peut user à des fins néfastes ou à des fins bénéfiques.

En guise de conclusion, je dirai que l'ESSEC n'a pas complètement tort : "You have the answer". Le libéral en moi pense en effet que ce sont avant tout les individualités qui façonnent la société et influent sur les systèmes. Néanmoins, comme dirait HEC, les écoles doivent "apprendre à oser" et ne pas craindre de contribuer au développement des honnêtes hommes du XXIe siècle.

jeudi 17 juin 2010

De Gaulle, l'écriture et Libération

Le quotidien Libération nous gratifie aujourd'hui d'un merveilleux petit article consacré à une polémique sans intérêt qui paraît-il ne cesse de gonfler. Voici les termes du débat : le troisième tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle est au programme de littérature de terminale L pour l'année 2011 (et côtoie de ce fait Homère, Samuel Beckett et Pascal Quignard). Un certain nombre de professeurs se sont offusqués d'une telle décision, sous prétexte que de Gaulle ne serait pas un écrivain comme les autres - ou pire, ne serait pas un écrivain du tout.

Bon. Soit. Les lycées français sont victimes de phénomènes de violence de plus en plus inquiétants, des films comme La Journée de la jupe ou Entre les murs soulignent de façon convaincante le désarroi manifeste du système scolaire, et l'on commence à mettre en évidence une remontée inquiétante de l'analphabétisme, mais on peut trouver encore plusieurs milliers d'enseignants pour consacrer la totalité de leur énergie militante à la diffusion d'une pétition visant à réclamer la radiation des Mémoires de guerre du général de Gaulle du programme de lettres des terminales L. C'est ce qu'on appelle avoir le sens de l'urgence et des priorités.

C'est ainsi qu'une polémique est née et qu'elle oppose défendeurs et pourfendeurs de l'oeuvre littéraire du général de Gaulle. Je fais partie de ceux qui ont lu les Mémoires de guerre. Effectivement, l'oeuvre est datée : elle relève d'un style littéraire que plus personne n'utilise et qui témoigne d'une culture classique que l'on n'enseigne plus guère - si ce n'est, peut-être, à l'école des Chartes. On y retrouve une accumulation de formules rhétoriques qui témoignent de l'habileté d'un auteur dont les talents d'orateur sont connus de tous, doublée d'une succession de métaphores militaires et marines qui ne vont pas sans rappeler les péripéties d'une aventure - celle de la France libre - dont on oublie qu'elle fut à l'origine improbable et désespérée. Il suffit de lire ne serait-ce qu'une dizaine de pages des Mémoires de guerre pour ne plus douter des qualités d'écriture de Charles de Gaulle, chateaubrianesques en diable.

Mais pour les "écrivains" contemporains interrogés par Libération, il ne saurait suffire de souligner que Gaulle écrit bien pour démontrer qu'il s'agit d'un bon écrivain. Au contraire. Il faut se méfier. Que le général de Gaulle maîtrise l'art de l'écriture a quelque chose de fort suspicieux...

Revenons d'abord sur la sélection des écrivains choisis par Libération pour nous donner leur point de vue de spécialistes. Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la formule de présentation retenue par ce quotidien prétendument de gauche - qui n'est guère lu que par des socialistes bon teint dont le conservatisme ne fait aucun doute : "Libération a demandé aux premiers concernés, les écrivains, de trancher". Ben voyons. "Les premiers concernés" en l'occurrence ce devrait être les futurs élèves de terminale, ou encore les professeurs de littérature des lycées français. Mais non, Libération se fiche de la plèbe comme de l'an 36. Libération fait appel à ces courageux pamphlétaires des années 2000, ces maîtres à penser d'une France qui ne lit plus, ces puissances tutélaires qui veillent sur nos cerveaux abrutis par des années de privatisation de la télévision française : c'est-à-dire les écrivains primés du boulevard Saint-Germain. Avouons que ça a tout de même un peu plus de gueule qu'un microttoir à la sauce "20 minutes".

Qui sont-ils, "les écrivains" ? La liste est éloquente : Pierre Bergougnioux, François Bégaudeau, (OMG), Benoit Duteurtre (caution d'équilibre ?), Hédi Kaddour (je ne sais pas qui c'est), Marie Darrieussecq (gloooooooooupss.....j'ai manqué de m'étouffer), Vincent Delecroix (je ne le connais, pas mais je dois reconnaître qu'il se sort finement de cette chausse-trappe), Emmanuelle Bayamack-Tam (jamais entendu parler de cette dame qui tire à la ligne).

Je passe sur l'intervention de Pierre Bergougnioux, qui rappelle que de Gaulle est un conservateur d'extrême-droite et que la lecture de ses oeuvres n'a pas d'autre intérêt qu'historique (itae missa est).

Le point de vue de l'insupportable François Bégaudeau a quelque chose de plus réjouissant. Déjà, il lui faut dix lignes pour nous préciser qu'il n'a lu aucune des oeuvres du général de Gaulle. C'est intéressant. François Bégaudeau ne sait rien du style littéraire gaullien, mais demandons-lui tout de même ce qu'il en pense. A Libé on est dada. On demande leur avis à des gens qui n'ont rien à dire - on ne sait jamais, le n'importe-quoi produit parfois de très belles choses. En l'occurence c'est réussi. Puisque François Bégaudeau n'a rien lu de De Gaulle, il change aussitôt de sujet et choisit de nous parler d'un auteur qu'il connaît beaucoup mieux, à savoir lui-même. Après nous avoir précisé qu'il était le dernier écrivain non-gaulliste de sa génération (ce qui ne veut pas dire grand-chose et ce qui me semble totalement faux mais François Bégaudeau est persuadé qu'il est punk donc il se moque éperdument de nous raconter des choses qui pourraient produire ne serait-ce qu'un embryon de réflexion sensée), voici qu'il nous rapporte l'anecdote suivante : "une prof croisée récemment m'a dit qu'elle avait mis un extrait d'Entre les murs dans sa liste". Oh mon Dieu. Et personne pour s'en indigner ?

Benoit Duteurtre dont le dernier roman (Le Retour du général) est drôle et bien écrit dénonce les faux-semblants d'une polémique qui lui paraît stérile : son intervention est une respiration au sein d'un article où le plus monstrueux reste encore à venir.

Hédi Kaddour : je ne sais pas qui est Hédi Kaddour, j'imagine qu'il est un proche collaborateur d'Edwy Plenel, si l'on s'en tient à la teneur de ses propos. De Gaulle n'est pas un écrivain, nous dit-il, mais tout au plus un scribouillard qui s'est contenté de retranscrire la trame d'une "directive politique", de la même façon que Mao composait des poèmes et Staline des essais linguistiques (oh comme c'est fin... il faut sous-entendre par ces comparaisons judicieuses une dénonciation très habile de la dictature personnelle de l'homme du 18 juin).

Et voici qu'intervient ma chouchoute... Aaaaaaaah.... Marie Darrieussecq, ENS Ulm, agrégé de Lettres classiques, auteur d'une cochonnerie titrée Truismes que je ne voudrais même pas recommander au plus sinistre de mes adversaires. Marie Darrieussecq écrit mal, et n'aime pas les gens qui écrivent bien. Elle écrit mal et elle écrit peu (une vague dizaine de lignes). Elle nous raconte qu'elle avait un grand-oncle qui lui lisait des lignes de De Gaulle quand elle avait 8 ans. Elle a dit : "beurk, c'est caca boudin". Ce grand-oncle était peut être un très vilain petit bourgeois, mais je ne vois pas bien en quoi cela pourrait relever l'intérêt de cette anecdote dont je me fiche totalement.

Vincent Delecroix, disais-je, est plus malin. Ce n'est pas tant la présence du général de Gaulle au programme des terminales L qui l'étonne que la composition générale de ce même programme , qui nous fait passer sans transition de Homère à trois écrivains de la seconde moitié du XXe siècle en sautant - à grande enjambée - tout-à-la-fois Rabelais, Corneille, Racine, Molière, Saint-Simon, Voltaire, Balzac, Flaubert, Sand, Zola, Proust, Céline et Valéry (quelle souplesse).

Enfin, pour conclure cet article étonnant, une centaine de lignes signées Emmanuelle Bayamack-Tam qui a tellement de choses à nous dire qu'une note de bas de page nous invite à consulter sur internet la suite de l'entretien prolongé qu'elle a bien voulu donner à Libération - entretien qui se présente sous la forme d'un enchevêtrement de clichés pontifiants : "avant même d'avoir ouvert les Mémoires de guerre, vous vous doutez qu'il ne s'agit pas de littérature" (ah bon ? c'est quoi alors ? une partition de musique ? une boîte à camembert ?), "il (de Gaulle) ne s'embarrasse d'aucun détour ni écart formel - qui sont le lieu de la littérature" (traduction : c'est quand c'est moche et bizarre qu'il y a littérature, thèse qui visiblement ne vaut même pas la peine d'être argumentée selon Bayamack-Tam puisqu'elle revêt comme-de-bien-entendu toutes les apparences de l'évidence), etc. Le tout agrémenté d'une glorification de la littérature à fautes de grammaire supposée supérieure - car subversive (hé hé !) - aux oeuvres qui relèvent d'une indiscutable maîtrise formelle.

Jusqu'à ce matin, je n'aurais jamais pensé élever au panthéon de mes oeuvres de prédilection les Mémoires de guerre du général de Gaulle. Après la lecture de pareilles tartufferies, pour le seul plaisir de me dresser contre les admonestations de la vulgate germopratine, je m'en vais les y placer, entre les comédies de Molière et les Règles de l'art de Pierre Bourdieu.

















mercredi 16 juin 2010

Condamner un individu, condamner un système

L'affaire Kerviel occupe depuis plusieurs jours les devants de l'actualité judiciaire. Accusé d'abus de confiance et de faux et usage de faux, Jérôme Kerviel invoque pour sa défense l'hypocrisie de la Société générale, qui selon lui savait presque tout de ses prises de position illicites et sur-risquées.

Inutile de dresser le portrait du prévenu : des t-shirts à son effigie sont en vente libre sur internet. Il est intéressant, en revanche, de décrire l'aspect physique et moral de Claire Dumas, qui représente au procès les intérêts de la Société générale. Mme Dumas est une femme corpulente âgée d'une quarantaine d'années, au phrasé limpide, à la répartie cinglante. Elle maîtrise à la perfection chacun des arguments qu'elle avance pour établir la faute du seul Kerviel et tenter par la même occasion de redorer l'image d'une institution qui s'est déshonorée. Il y a dans son regard quelque chose d'assez froid, une sorte de gel métallique que l'on retrouve parfois dans les représentations caricaturales de directrices de pensionnat. Mme Dumas semble convaincue de la thèse qu'elle défend. Elle ne sourcille jamais. Elle ne tremble jamais. Elle ne doute jamais. Elle ne comprend pas qu'on puisse ne pas la comprendre. Elle prête tout le volume de son corps à l'architecture de la Société générale, qu'elle soutient de tout son poids. Son visage n'est pas autre chose que le masque rigide à travers lequel s'exprime la voix mécanique et sévère d'une compagnie bancaire, et par là, d'un système qu'il est impossible d'aimer.

Le procès Kerviel oppose un étrange individu - orgueilleux, nihiliste, sans morale, nietzschéen sans la conscience de ce qu'il est - à un système qui ne vaut pas mieux. Il n'est pas douteux que le système "Sogé", au fond, a précédé l'individu "Kerviel" : il a encouragé la prise de risques insensés mais rémunérateurs, il a récompensé les comportements qui nuisaient au bon fonctionnement d'une société sereine, il s'est contrefoutu des intérêts sociaux qu'il mettait en péril, bref, il a déterminé toutes les conditions d'apparition d'un escroc. C'est bien la raison pour laquelle j'espère que la justice saura saisir l'opportunité qui lui est tendue de condamner, en lui reconnaissant une part conséquente de responsabilité, un système corrompu.

Ce serait la première étape d'un renversement idéologique que j'appelle de tout mes voeux : il me semble en effet que depuis quelques années, la condamnation des systèmes est devenue chose impossible. On préfère s'acharner - pour des raisons que je ne comprends pas bien mais qu'il faut sûrement rattacher à cette mollesse intellectuelle qui s'est emparée des débats publics français depuis près de 20 ans - contre des errances individuelles plutôt que de chercher à dénoncer les systèmes qui les ont rendues possibles. On est autorisé à dire pis que pendre de Benoit XVI - réactionnaire, intégriste, protecteur de pédophiles - mais on ne peut pas dire grand-chose du catholicisme dans son ensemble, parce qu'il y a tout de même un certain nombre (et même un nombre certain) de catholiques qui sont des humanistes, des progressistes, bref des gens très bien. Il en va de même pour la critique de l'Islam : crachons tout ce que nous pouvons cracher à la figure de Liès Hebbadj, mais ne disons rien de ce que nous pouvons penser du système coranique sur lequel s'appuie, pour justifier ses comportements les moins admissibles, ce même Liès Hebbadj. Les systèmes ont ainsi réussi à mettre en place une stratégie de défense particulièrement efficace qui repose entièrement sur le raisonnement suivant : au motif qu'une condamnation systématique conduirait à la condamnation de tous les individus qui s'y rattachent, elle est injuste par nature et ne doit pas être énoncée. C'est à cette même stratégie que nous devons l'apparition de ce concept insupportable qu'une majorité de commentateurs font mariner à toutes les sauces, y compris les plus confuses : la "stigmatisation". Il n'existe pas en droit français un délit spécial de stigmatisation, et pourtant, l'autorégulation des systèmes fait que toute pensée qui risquerait de conduire à la "stigmatisation" est d'emblée réprimée. Au moment de la crise financière de 2008, on a ainsi pu voir un certain nombre de lobbyistes pointer du doigt le risque d'une "stigmatisation" injuste des banquiers - dont on nous dit que la plupart sont des gens honnêtes, de bons pères de famille, d'excellents citoyens - à laquelle pourrait conduire une critique générale, même argumentée, du système capitaliste. Foutaise que ce pseudo-raisonnement de pleurnichard malveillant : dans les années 1940, je ne doute pas qu'il y ait eu des nazis remarquables, des SS raisonnables, des kapos généreux. Est-ce à dire que pour cette seule raison il faudrait taire tout ce que l'on est en droit de penser des folies meurtrières qui sous-tendaient l'architecture générale du régime hitlérien ?

Le système financier est un tourbillon qui n'a cessé de grossir au fur et à mesure de la libéralisation des économies mondiales. Il a grossi, gonflé, germé, et a enfanté des figures monstrueuses : des Jérôme Kerviel, des Bernard Madoff, des Antoine Zacharias par milliers, peut-être par centaines de milliers. Mais on aurait tort de se contenter de la seule condamnation d'individus particuliers : à la manière d'une hydre, le système financier dispose de têtes multiples qui dès qu'on les coupe cicatrisent et repoussent. Pour en finir avec les excès que l'on dénonce, c'est l'idéologie générale du système qu'il faut condamner. L'affaire Kerviel sera peut-être le point de départ d'une sanction générale du système prononcée par la justice, les gouvernements s'étant montrés incapables - par tiédeur et sacralisation du compromis, par crainte de la stigmatisation, bref, par autocensure - de produire les réformes sévères qui s'avéraient nécessaires.







mardi 15 juin 2010

Feu Christine Boutin, ma pire ennemie.


« Il entra dans le temple, et il se mit à chasser ceux qui vendaient, leur disant: Il est écrit: Ma maison sera une maison de prière. Mais vous, vous en avez fait une caverne de voleurs. »

Je suis plutôt d’une nature sanguine. Je ne suis pas un disciple tranquille de la modération, qui m’a toujours semblé être beaucoup trop proche de la lâcheté intellectuelle pour être honnête. Je respecte la froideur, la distanciation, la technicité dont je suis incapable de faire preuve. Mais je méprise les tièdes. La tiédeur est le choix par défaut de la médiocrité. Je l’exècre. Les fous et les hystériques nous font au moins la faveur d’être comiques ou tragiques. Les tièdes, voilà le seul drame.

J’aime bien avoir des ennemis. J’en ai besoin même. La violence intellectuelle m’enivre. C’est une addiction. Je la recherche, je la provoque.

J’essaie d’être un ennemi loyal ; c’est plus drôle. Le combat n’est intéressant que lorsqu’il est séduisant, et je n’ai jamais éprouvé le charme de la laideur. Je regretterai toujours les duels ; à l’épée bien sur. Ca ne me dérange pas d’avoir tort, ni de perdre.

Bref, j’aimais beaucoup haïr Christine Boutin. C’était une ennemie respectable. Contrairement à tant de bigots qui se cachent derrière la religion par conscience de classe, elle semblait d’une sincérité et d’un courage rares dans ces opinions. Elles étaient fausses, dangereuses mais avaient le mérite d’être connues et assumées comme telles, et pouvaient donc être combattues frontalement.

Christine Boutin a tort sur presque tout, presque tout le temps. Je ne vais pas énumérer ici l’ensemble des sujets sur lesquels elle délire car j’aurais sans doute l’occasion de revenir sur ses positions tantôt condescendantes, tantôt criminelles mais toujours toxiques et néfastes. La lutte est amère cependant, tant Christine Boutin, à l’image de tous ces ingristes religieux imprégnés de commisération halal marketée et d’eau bénite médiatiquement casher, maquille ses prises de position d’un « humanisme » aussi bidon que sa couleur de cheveux. Comme tous les Républicains et les humanistes rationnels, Boutin prétend défendre la dignité humaine, alors qu’elle ne défend que des postures plus ou moins tirées de morceaux choisies de l’idéologie et des superstitions chrétiennes –croyances légitimes, mais qui ne sont pas des arguments rationnels et n’ont rien à faire dans un débat politique.

Pourtant l’actualité récente a mis en lumière un nouvel aspect de la personnalité de Christine Boutin : c’est une escroc.

D’un point de vue moral bien sur, ou éthique pour les yeux délicats, car « tout fut légal ». Que Christine Boutin fasse une vraie mission n’est pas le problème. En tout cas, ce n’est pas le problème majeur en l’espèce. Car Christine Boutin n’est pas n’importe quelle femme politique. C’est une moraliste et une donneuse de leçon. Non contente d’avoir la fatuité d’être exemplaire, Christine Boutin a fondé sa carrière sur les injonctions et les sentences pathétiques qu’elle s’est toujours permis de lancer à l’encontre des « comportements immoraux et/ou non-naturels ».

Il y a bien une loi naturelle cependant. Une loi logique plutôt. Une loi rationnelle en fait. Les moralistes s’avèrent toujours des escrocs, pour la simple raison que leur suffisance et leur certitude leur permettent de tout s’excuser. Guidés par une pseudo morale qui les dépasserait et par une mission qu’ils incarneraient, ils sont capables, avec une candeur obscène, d’avoir les comportements les plus cyniques et les plus indécents. Parce qu’ils considèrent qu’ils n’ont plus à répondre aux lois des hommes, les prophètes de tout acabit sont des délinquants en puissance, et le volume des leçons qu’ils assènent est proportionnel à leur propre propension à les oublier.

Paradoxalement, c’est le contraire qui s’est cette fois produit. Christine Boutin a oublié le catéchisme de Rome pour se cacher derrière les ordonnances de la République. Toucher près de 10 000 euros pour une mission à la con, en profiter pour caser dans son secrétariat quelques cadres de sa secte payés par l’Etat, cumuler 20 000 euros par mois pour solder un silence politique, tout cela n’est pas très catholique ; ce qui n’empêche certes pas de jouer au martyr. Mais c’est légal.

Bref, si Jésus chassa les marchands du Temple, la République peut bien botter le cul de Boutin. Entre autres....


PS : Spéciale dédicace à Rama Yade, donneuse de leçon s’il en est, par ailleurs coupable d’escroquerie à l’hôtellerie.

lundi 14 juin 2010

Exécution de Raymond Domenech

Domenech est nul en foot, c'est ce que tout le monde dit, c'est ce que tout le monde sait. A titre personnel, je n'oserais m'exprimer sur les compétences sportivo-tactiques du sélectionneur de l'équipe de France : ce n'est pas mon domaine, je n'y connais strictement rien.

Il y a certains aspects de la personnalité de Raymond Domenech qui me sont sympathiques : il est méprisé tout à la fois par Bixente Lizarazu, Eugène Saccomano et Pierre Menès - trois commentateurs prétentieux dont les prédictions se révèlent toujours fausses, trois beaufs qui s'ignorent et qui sont les maîtres à penser d'une France à laquelle je ne veux pas m'associer. Il gueule, il râle, il tonne contre les journaleux, bref, il vit, il vit même plutôt bien si l'on en croit ce qui est dit à propos des émoluments qu'on lui reverse au fur et à mesure des défaites de l'équipe de France.

Surtout, si Domenech m'est sympathique, c'est qu'il est complètement "dada" : souvenez-vous de sa demande en mariage improvisée au soir d'une défaite de l'équipe de France contre l'équipe italienne... Un grand moment d'absurdité qui, tandis que les sociétés occidentales souffrent d'une crise du sens, a quelque chose de réjouissant. Le football, ce spectacle de masse sans intérêt, qui brasse au quotidien des euros par millions, ce nouvel opium d'un peuple qui se shoote à la sueur des maillots qui dégoulinent, jouit depuis 1998 d'une sacralisation qui n'est plus supportable. Il suffit d'examiner les grilles de programmation des principales radio françaises passé 8h du soir : "On refait le match", " Le Club Liza", "Bienvenue au Club", "L'Atfer Foot de RMC", "Le Multiplex de RTL", etc. : c'est bien simple, le football s'est emparé du monopole des ondes nocturnes, jusqu'à minuit, heure à laquelle une animatrice cruchonne récupère l'antenne pour une séance prolongée de psychothérapie radiodiffusée...


Bref, le Dieu foot est partout - et Zidane fut son prophète.


Mais voici qu'entre en scène le fier Raymond Domenech, dont la chevelure poivre et sel ne va pas sans rappeler certaines représentations bien connues de Don Quichotte, Raymond Domenech fils naturel de Samuel Beckett et d'Eugène Ionesco, révélant, derrière le masque de la conformité, les contradictions d'un système de sport-business dissimulées jusque là par de trop nombreuses années de médiatisation massive.


Au lendemain d'un match qualificatif contre l'Irlande qui a fait couler beaucoup d'encre (et par la même occasion, a contribué de façon scandaleuse à la destruction de la forêt amazonienne, dont on tire le papier qui sert de support à "L'Equipe"), un journaliste demandait à Raymond Domenech quel était l'état d'esprit dans lequel celui-ci partait pour l'Afrique du Sud. Réponse de l'intéressé : "D'abord, j'y pars pas en état d'esprit, j'y pars en avion". Domenech a des côtés géniaux...

Côtés géniaux qu'il est nécessaire, toutefois, de tempérer, dès lors qu'on a lu ça : http://actu.football.fr/post/2010/03/03/Robert-Pires-allume-une-nouvelle-fois-Raymond-Domenech-!


Je n'y connais rien en football, mais en astro, je ne suis pas trop mauvais, alors corrigeons ces déclarations stupéfiantes.

Au préalable, admettons-le, les scorpions ne sont pas des êtres particulièrement faciles à vivre en société, et n'ont pas de prédisposition particulière pour les sports collectifs. Menfin... de là à dire qu'il s'agit de "personnes mauvaises", "incapables de cohabitation"... Quel vieux poncif ! Quel cliché ! C'est à croire que Raymond Domenech a appris l'astrologie dans les rubriques TV Magazine d'Elizabeth Teissier - inquiétant lorsqu'on sait qu'il tient compte des thèmes astraux des joueurs pour constituer son équipe.


Les scorpions ne sont pas nécessairement des personnes mauvaises, comme le croit naïvement cet ignare de Domenech. Une chose est commune aux natifs du Scorpion : fins psychologues, ceux-ci transpercent les apparences. Voici comment j'imagine que les choses se sont produites. Pirès (un scorpion cela va sans dire) a dû rapidement comprendre que sous ses apparences de rebelle courageux se cachait en Raymond Domenech un imposteur total. Il a dû le faire savoir autour de lui, c'est à dire au sein de l'équipe de France de football. Domenech, vexé, a dû en conclure que les scorpions n'étaient pas gentils. Ne pas faire preuve d'une tendresse qu'il ne mérite pas à l'endroit de Raymond Domenech ne me semble pas exactement la preuve d'une méchanceté profonde, mais prenons le temps de développer une analyse caractérologique sérieuse du type scorpion...


Les scorpions sont des gens talentueux, actifs, charismatiques, pour ne pas dire ensorcelants, sujets à des périodes de crise dont ils savent se relever de façon surprenante. Les scorpions n'ont certes pas l'esprit collectif : c'est qu'ils sont dotés d'un tempérament combatif qui les font détester les comportements de moutons. Ils travaillent patiemment, résolument, à la réussite des projets qui leur tiennent à coeur. Ils se mobilisent pour des causes qui, parfois, pour eux seuls font sens, mais savent entraîner autour d'eux les gens qui leur sont proches. Ils sont capables d'exploits personnels qui forcent l'admiration des gens qu'ils séduisent... Bref, au regard du portrait que je viens de donner, je crains que le constat suivant ne s'impose : il manque CRUELLEMENT de scorpions au sein de l'équipe de France.

Je ne veux pas juger des qualités sportivo-tactiques de Raymond Domenech. Mais s'il s'y entend aussi bien en football qu'il prétend s'y connaître en astrologie, disons le tout de go : Domenech est un GROS nul.

mardi 8 juin 2010

Les brouillons sacrés

Il y a dans le comportement d'un grand nombre des utilisateurs du logiciel "Powerpoint" quelque chose qui tient de la vénération. Le "Powerpoint" est un outil sacré. Il n'est pas un support de communication comme les autres, d'ailleurs il n'est pas un support de communication, mais bel et bien LA communication, ce par quoi l'échange est possible et sans quoi rien n'est jamais dit.

Les utilisateurs de "Powerpoint" forment une communauté religieuse dépourvue du sentiment de la conscience collective. Ils ignorent qu'ils sont Eglise, et pourtant, régulièrement, on les voit se réunir dans de petites salles, adopter une attitude où s'entremêlent silence et dignité pour chanter la gloire d'une entité suprême dont la nature divine est encore ignorée. Regroupés autour d'un ordinateur portable dont la mémoire est pleine de vieux fichiers qui s'entassent - émouvants souvenirs des labeurs passés - les adeptes de ce culte d'un genre nouveau pourraient vous raconter la crainte qui les paralyse lorsqu'il s'agit de créer ce qu'on appelle des "slides".

Je ne suis pas sûr de disposer des concepts qui me permettraient de vous décrire de façon très précise ce qu'est une "slide". Pour tenter de mieux comprendre les réalités complexes qui se jouent derrière les transparences de cette "tranche vivante", je me vois contraint de recourir au vocabulaire de la religion catholique - et ceux qui me connaissent comprendront qu'un tel usage ne m'est pas agréable. Bref, pour faire court, disons que la slide est à Powerpoint ce que le Fils est au Père : la preuve par incarnation de l'existence de Dieu, la manifestation fabuleuse d'un processus de Création, le merveilleux mystère d'une Vérité , unique et parfaite, venue dire aux hommes la promesse du Salut final. Oui mes frères nous seront sauvés puisque la slide est là. Elle est même plusieurs alors réjouissons-nous, alléluia, alléluia ! Les slides sont là ! Elles sont légion et forment l'armée divine des comptes-rendus de sessions ! Powerpoint existe, je l'ai rencontré (en CTI 120) !

La "slide" est ce corps numérique dans le ventre duquel s'implante l'embryon d'une pensée collective qui naît de réunions mystiques, de temps d'adoration où les fidèles méditent et contemplent la grandeur d'une Oeuvre actuelle qui s'invente au présent (je tire ces toutes dernière paroles qui ne veulent pas dire grand-chose d'un chant de messe authentique). Par l'intercession de la "slide", le brouillon devient sacré. La "slide" broie les mots pour mieux les digérer, elle les distille, elle les absorbe, et c'est ainsi qu'une opposition complexe s'abrège en "vs", qu'une phrase perd ses membres conjugués et se fait nominale, que plusieurs font "pls" et parce que "pq".

Les "slides" sont rédigées les unes après les autres de façon chaotique - réminiscence d'un néant des origines dont tous nous fûmes tirés. Elles s'agglomèrent et forment la masse d'un Powerpoint qui, au terme d'une période de maturation, se suffit à lui-même. Le Powerpoint est une prière fondamentale, un chant sacré qui ne supporte pas le commentaire ou l'interprétation. On présente un Powerpoint, on le lit, mais il ne s'agirait pas d'en tirer quelque chose qui surgisse hors de lui. Jadis, certains ont osé se servir de Powerpoint - comme s'il on pouvait "se servir" d'un Dieu ! - en contrepoint d'une libre intervention où les "slides" n'étaient que support visuel et complément synthétique. Mécréants ! Infidèles ! Blasphémateurs ! Que vos noms soient effacés du registre éternel où nos vies sont consignées ! Que mille vautours vous dévorent le foie pour les siècles des siècles ! Roulez vos pierres, Sisyphes ! Dans sa colère, Powerpoint n'a point de pitié pour ceux qui le rejettent !

ON LIT UN POWERPOINT... un point c'est tout ! Powerpoint n'apprécie pas l'originalité : un Powerpoint, c'est un fond simple, une police simple, des idées simples (facultatives) et pas le moindre fichier visuel. Paradoxalement (mais toute religion est par essence paradoxale, puisque fausse par nature), Powerpoint n'aime pas non plus l'organisation : les tailles des caractères ne doivent pas être uniformisées, pas plus que les tailles des zones de texte, les tailles des titres et sous-titres, les tailles des encadrés, les tailles des schémas, etc. Qu'importe si l'ensemble n'est pas joli : les critères humains de l'esthétique ne sauraient qualifier un Dieu qui ne peut pas être beau, puisqu'il est le Beau lui-même, il est le Beau par essence, il est l'Idée du Beau (allez donc relire Platon) !

La présentation du Powerpoint débute, les fidèles écoutent. Un déluge de paroles sacrées marmonnées d'une voix sourde et monotone les plonge dans l'état d'une transe céleste qui les endort en même temps qu'elle réveille l'inconscient qui se dissimulait au plus profond de leurs âmes, où la raison ne pouvait accéder. La respiration se fait lente, les paupières tombent et nul ne peut résister, comme sous l'effet d'une hypnose, à l'emprise de Powerpoint et de ses titres soulignés en gras. "En termes d'optimisation, la solution que nous préconisons est qu'il faut consacrer plus de temps aux process clients, et revenir in fine à des process intégrés qui soient créateurs de valeur ajoutée pour la firme, tandis que l'implémentation des nouvelles normes ISO234B-21, conformes à la directive "transport équitable et développement des énergies soutenables" émise en vertu des recommandations de la Charte européenne de la consommation durable, dite "Charte de Cluj-Napoca", du 23 février 2009, permettra le développement pérenne d'une éthique de responsabilité au sein de l'entreprise....".

Un jour viendra, mes frères, où les brouillons sacrés que produisent à la chaîne nos amis les consultants remplaceront tout à la fois le Talmud, la Bible et le Coran. A moins qu'on en fasse des résumés de 20 pages au format ppt.


















dimanche 6 juin 2010

Liberté Chérie, notre plaisir te renie.

Parce qu’elles incarnent les dernières idoles que l’Europe se permet d’adorer, on pardonne beaucoup aux grandes idées. On se plait à s’y blottir, s’y consoler, s’y fourvoyer. De la même manière que nos antiques statuettes, nous les avons enfermées dans un naos obscur, et ne les sortons qu’à échéances régulières pour les parer, les nourrir, les porter en procession dans nos villes et dans nos cœurs en espérant que de telles manœuvres permettront de les faire vivre quelques jours encore et de nous assurer leur indulgence. Qui pourrait reprocher une telle adoration après tant de désillusions, tant de sacrifices et tant de combats. Comment ne pas chérir cette Liberté reçue précieusement en héritage.
Comment la regarder en face pourtant, comment prétendre que la société sur laquelle elle s’est fondée l’honore par delà ses apparences. Eviter le blasphème n’a jamais garanti aux idoles la sincérité des prières ; assurer un culte la réalité des comportements qui l’animaient.

Par vice, l’Homme n’est pas libre. Et le vice, parce qu’il est bon, parce qu’il est doux, parce qu’il ignore l’ingratitude des sacrifices, est la nature spontanée de tout Homme assez intelligent pour faire des choix simples. Contrairement à un raccourci habilement posé en norme logique par des penseurs bien intentionnés, le contraire de la liberté n’est pas l’esclavage. C’est bien le vice. Aucune connotation religieuse dans ce mot, aucun sens péjoratif même. Le vice est un fait. La paresse, la lâcheté, les plaisirs simples sont autant de comportements protecteurs, donc instinctifs, donc fondamentalement partagés. Se protéger est légitime, tout reproche envers cette attitude est hypocrite et vaniteuse.

Bien entendu, les hommes n’aiment pas les chaines qui les étouffent et menacent la vie simple qu’ils chérissent. Pour autant, ils redoutent tout autant les vastes espaces où laissés à l’incertitude de leur seul jugement, ils finissent tétanisés. Laissez un homme seul au milieu d’un espace sauvage magnifique, vous le retrouverez prostré près d’un semblant d’abri improvisé, au point même où vous l’aurez abandonné. Il n’aura pas bougé. Face à l’évidence de sa médiocrité, l’homme s’enfermera seul, sans mur, sans chaine. La liberté est un don terrifiant que peu embrassent.

Les penseurs n’aiment pas la réalité. Ils n’aiment pas la vulgarité. Ils n’aiment pas l’Homme. Ils chérissent l’exception, les héros, les marginaux. Toujours l’amour se joue de la raison, et la raison amoureuse voit dans l’exception chérie la norme des Hommes. Ils fondent des systèmes sur cette illusion fondamentale. Et si tout parent est persuadé que l’amour garantira à son enfant un brillant destin, il réalise vite qu’à l’épreuve des faits, aucune illusion ne peut protéger une création mal fondée.

Notre société est belle. Elle est prospère, elle est tolérante. A de multiples égards, elle est l’incarnation magnifique des valeurs sur lesquelles elle est fondée. Mais ce n’est pas une fille de la liberté, c’est une fille du vice. C’est le plaisir qui guide la démocratie que nous avons construite. C’est la quête du bonheur qui a combattu les tyrannies oppressantes. C’est une belle conquête. Nous sommes souvent ingrats envers un système qui a limité la souffrance ordinaire à la tracasserie. La liberté n’a été qu’une arme, une ambition superbe et dévastatrice portée par les meneurs de mouvement assez forts pour incarner une idée que leur charisme humanisait. La victoire assurée, la liberté a été remise à sa place, statufiée et honorée. Ses nouveaux maitres la respectent, ils ne la trahissent pas mais l’ordre du bonheur se protège.

Le combat du bonheur a bien été gagné par la liberté, mais il s’est arrêté là. Nous sommes rentrés dans le rang. Il ne s’agit pas des lois, il ne s’agit pas des convenances qu’imposent la vie commune, deux limites évidentes de la liberté. La société resplendissante dont nous avons héritée nous aveugle sur son imperfection. On nous la présente aboutie dans ses structures, ses finalités. La révolution n’est plus une promesse de bonheur et de liberté, mais une menace. Or, elle est toujours aussi pertinente pour peu qu’on la débarrasse de son abjecte prison marxiste. Les systèmes économiques et politiques sont toujours orientés vers la satisfaction, la promotion et la conservation d’une clique qui a eu l’intelligence et sans doute une réelle bonté, de partager sa richesse pour mieux la consolider. A vrai dire, les riches n’ont jamais été aussi riches depuis que les pauvres sont moins pauvres, et surtout par le fait même, jamais les riches n’ont ainsi été aussi assurés de le rester. Le confort des classes moyennes assurent une prospérité éternelle à la classe dominante.

Il faut être juste avec ses adversaires. Le système qui s’est mis en place est une œuvre de génie. Il est généreux, il est confortable. Il est profondément basé sur les qualités et défauts humains. La vie y est douce. Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos. Il ne s’agit en rien d’un complot. Ce système s’est mis en place tout seul, lentement et surement parce qu’il correspond parfaitement à la nature humaine, au vice, et non à la liberté, parce qu’il satisfait aux aspirations élémentaires légitimes plutôt que de faire vivre des rêves ingrats. Le système capitaliste et la démocratie s’imposent, se sont imposés et s’imposeront non pas parce qu’ils reposent sur la liberté, mais parce qu’ils satisfont les hommes. C’est en cela qu’ils sont universels. La liberté était l’arme des civilisations occidentales pour y parvenir, ce ne fut pas celle des Japonais, ce ne sera pas celle des Chinois. Pourtant tous arriveront au même endroit. A bien des égards, cela pourrait bien être la fin de l’Histoire. Et ce serait une belle fin.

Il faut s’en féliciter. La démocratie, le capitalisme sont de bons systèmes. Mais le bon n’interdit pas le mieux. Et si le système refuse toute critique comme immédiatement menaçante et délétère, il ne veut pas non plus la faire taire. Au fonds, les hommes savent que cette liberté qui leur fait peur reste séduisante. Le confort leur a donné des forces, une culture, une envie. Peut être sommes nous prêts à une nouvelle étape. Sans doute faut il ressortir l’arme de la liberté.

Le BDE sort d'une Pokéball

La vérité suivante m'est apparue nettement tout à l'heure, alors que j'accompagnais à l'école mon petit cousin de 8 ans : les Bureaux des étudiants (BDE) des grandes écoles françaises obéissent aux mêmes principes de fonctionnement que ceux qui prévalent sur l'île de Johto, ce merveilleux pays fictif où vivent les Pokémons et leurs amis dresseurs.

C'est à son nom qu'on reconnaît avant toute autre chose l'idéologie pokémonienne qui sous-tend l'organsation d'un BDE : Jokari, Manitou, Utopia, Bombao... Autant de jeux de mots stupides qu'on dirait sortis tout droit de l'imagination d'un enfant de 7 ans, structurée par ces noms que l'on prononce à longueur de récré : Caninos, Bulbizarre, Grotadmorve,... On me dit "Délixyr", je réponds : "Attaque Poison !".

Les BDE, tout comme les Pokémons, sont par définition des êtres de couleur, aux coutumes mystérieuses qui paraissent sympathiques à bien des humains. Qui n'a jamais été ému par le spectacle étonnant de la chorégraphie d'un BDE ? Il y a quelque chose dans cette attitude gracieuse qui ne va pas sans rappeler l'élégance de la danse du Mélofée femelle, ou celle d'un Lippoutou, dont le Pokédex nous dit qu'il "ondule ses hanches en marchant et entraîne les gens dans des danses frénétiques".

C'est à son cri que l'on reconnaît un BDE. "Mani, mani, manitouuuuuuu", s'écriait-on dans le hall d'entrée de l'Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales de Cergy-Pontoise il y a quelques années. Un cri tout en énergie, tel celui du Pikachu qui décharge dans un bruit fracassant toute la puissance de son attaque Tonnerre : Pi-ka-chuuuuuuu !". Au passage d'un BDE, on se tait, on admire, on écoute.

De même que le Pokémon, le BDE évolue. Il change de nom et se transforme au cours d'une période de vie que l'on appelle campagne. Au niveau 32, "Chapitall" évolue en "Coracor". Il garde ses couleurs, mais il devient plus puissant. Les BDE se battent entre eux, toujours en duel et celui qui ressort gagnant obtient de nombreux privilèges dont il pourra jouir au cours d'une année. Il se renforce, il se goinfre, il s'enivre, il devient de plus en plus monstrueux. A sa naissance, de même que le bébé Pokémon (viens faire un calin mon petit Pichu) le BDE est supposé mignon. Ses admirateurs sont nombreux : ils le trouvent adorables, à la manière des Pokéfans qui pullulent sur la route de Sacha le jeune dresseur de Pokémons. Puis le BDE croît, il grandit, et devient terrifiant. Son comportement change : il asperge d'alcool ses ennemis, il dort de moins en moins, il vit la nuit en même temps que sa voix mue. Il se gonfle de fierté et se coupe du reste du monde, tel Prinplouf l'évolution de Tiplouf ("Il vit seul à l'écart de ses pairs. Chaque individu est convaincu d'être meilleur que les autres", dixit le Pokédex).


Reste une différence de fond entre la galaxie Pokémon et l'univers BDE : disons que ceux qui s'intéressent aux Pokémons n'ont pas encore atteint l'âge de la puberté.

Globalement les gens ne sont pas libres

"Nous naissons déterminés et nous avons une petite chance de finir libres ; nous naissons dans l'impensé et nous avons une petite chance de devenir des sujets." (Bourdieu)

L'idée de la liberté est l'une des principales obsessions de la sociologie bourdieusienne. A rebours d'une philosophie subjective tartouille à la sauce cartésio-rousseauienne, et résolument contre une agora de vieux philosophes qui ne s'adresse qu'à elle-même, pour Bourdieu, qui parle à tout le monde, la liberté n'est pas une caractéristique inhérente à la nature profonde de chacun de nos égos : elle n'est pas un donné, elle reste à conquérir. Il pèse sur la tête d'un trop grand nombre d'individus un trop grand nombre d'idées reçues, de pratiques entretenues, de comportements hérités pour que ces mêmes individus soient en mesure de développer une pensée autonome et par là libérée.

Le constat est facile à faire : combien de personnes autour de nous, lorsqu'ils nous parlent, ne nous disent rien du tout que nous ne sachions déjà, que nous n'ayons déjà entendu ? La plupart de nos interlocuteurs ont pour seul moyen de communication l'usage de la parole-cantique, c'est-à-dire la récitation continuelle de discours perçus comme autant de vérités transcendantes, et qui par ailleurs n'ont aucun intérêt.

En voilà assez de cet enchaînement de clichés pontifiants dont nos yeux sont si las ! Relisons Barthes !

Quand Laurence Parisot parle, ce n'est pas Laurence Parisot qui parle, c'est n'importe quelle école de management. Laurence Parisot est le type-même de l'individu transparent : il n'y a pas d'individu "Laurence Parisot" doté d'une capacité de pensée autonome intéressante, il n'y a qu'une institution qui s'incarne dans le corps de quelqu'un dont on nous dit qu'il s'appelle Laurence Parisot et qui pourrait tout aussi bien s'incarner dans le corps de quelqu'un d'autre qu'on appelerait, au hasard, "Sophie de Menton".

En majorité, les gens ne pensent pas, ils récitent. Ce ne sont pas des mots qui sortent de leur bouche, mais une sorte de bouillie verbalo-conceptuelle prémâchée (l'image est répugnante, j'en conviens, mais la réalité qu'elle recouvre ne l'est pas moins). Ce que les gens vont nous dire est prévisible et se déduit sans erreur de leur activité professionnelle, de leur lieu de naissance, de leur manière de se vêtir et de se coiffer, de leur degré de fréquentation des musées, des stades de foot, des églises... Les gens se soumettent à des lois dont ils n'ont pas conscience. Ils sont les prisonniers d'une geôle sans lumière dont ils ne voient pas les murs - condition d'apparition des illusions qui les aveuglent et les condamnent à ne jamais voir dans son étendue presque infinie la gamme humaine de ce qu'il est possible de faire et de ne pas faire, d'être et de ne pas être, d'aimer et de ne pas aimer. Ils réduisent tous les possibles et n'ont pas même conscience de la vacuité de leur propre existence, qui vaut bien celle de tous les autres.

Ni Dieu, ni maître. Nous sommes ici pour discuter.