vendredi 13 août 2010

Sondages et manipulations


"L'opinion publique n'existe pas", disait déjà Pierre Bourdieu dans un brillant article paru dans Les Temps modernes en 1973, dont je vous recommande la lecture - je prête mon édition des Questions de sociologie à qui veut. Le sociologue y dénonçait comme autant d'impostures les trois hypothèses fondamentales sur lesquelles s'appuient, de façon générale et pour obtenir leurs résultats, les sondages d'opinion - à savoir :
1. tout le monde peut avoir une opinion,
2. toutes les opinions se valent,
3. il y a toujours un accord sur les questions qui méritent d'être posées.

Il n'est pas nécessaire de creuser profond dans l'humus ratissé des enquêtes de terrain pour se convaincre du fait que la plupart de nos concitoyens sont sans opinion sur un grand nombre de questions - en particulier celles qui ne les concernent pas directement en tant qu'individus ou membres d'un groupe social déterminé - qu'un militant politique, qu'un expert politique et qu'un simple électeur émettent des opinions qui ne sont pas conditionnées par des facteurs équivalents, et qu'enfin, la hiérarchie des problèmes politiques varie nécessairement en fonction du groupe social considéré.

Et Bourdieu d'ajouter que toutes ces considérations font sens dès lors qu'on prend la peine d'observer le phénomène suivant : "les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; (...) l'opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions, et qu'il n'est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage".

Le récent sondage IFOP et publié par Le Figaro le 6 août dernier sous l'intitulé : "les annonces de la majorité plébiscitées", aurait offert un objet d'études magnifique à l'ancien titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France.

Ce sondage a surpris tout le monde, et pour cause. Alors que depuis quelques semaines, Facebook et tous les blogs nous annoncent qu'ils redoutent la réintroduction prochaine du bagne et des chambres à gaz, qu'une écrasante majorité de journalistes hurlent à l'indécence et que la cote du président de la République se maintient à un taux dramatiquement bas, La Pravd.. pardon Le Figaro nous annonce que les Français sont très majoritairement d'accord avec les dernières mesures sécuritaires annoncées par Nicolas Sarkozy, en s'appuyant sur un sondage administré sur Internet par la société de Madame Parisot. "Et toc ! Un beau pied de nez à ces sales bobos de gauche !", devait-on s'écrier dans les couloirs de la rédaction.

Depuis, de nombreux articles ont été publiés pour démontrer que ce sondage n'avait rien de sérieux. Ces articles ont notamment souligné les faits suivants :
- pour des raisons liées à des critères de représentativité, normalement, on ne fait pas paraître de sondages au moment des grandes vacances, puisque de très nombreux enquêtés sont injoignables durant cette période. A moins d'aller bronzer sur des plages couvertes par un réseau Wifi..
- il s'agit d'un sondage administré sur internet. Or les sondages administrés sur internet sont réputés pour être moins fiables que ceux administrés par téléphone, pour ce que l'enquêté aura tendance à survoler les questions qu'on lui soumet, tandis que les erreurs de clics sont plus fréquentes que les lapsus,
- la catégorie des "sans opinion" n'est pas prise en compte. Or, imaginons la chose suivante : sur 1000 personnes, 900 ne répondent pas parce qu'ils ne voient pas ce qu'ils pourraient répondre à la question qui leur est posée, 80 répondent oui, 20 répondent non. Donc ça donne : 80% des Français sont d'accord avec Nicolas Sarkozy ! En l'occurrence, je ne sais pas si les sondés ont tous répondu quelque chose, ou s'il y a des sondés qui n'ont rien répondu et qui n'ont pas été pris en compte. Je ne le sais pas puisque dans sa partie "méthodologie" la feuille de résultats produite par l'IFOP ne le précise pas.
- enfin, et c'est sûrement le plus consternant, les questions sont particulièrement mal posées.

La phrase d'introduction du sondage, déjà, pose un certain nombre de problèmes. Voici ce qu'elle nous dit : "Le gouvernement français a annoncé différentes mesures pour lutter contre l'insécurité. Pour chacune de ces mesures, dites-nous si vous êtes très favorables, plutôt favorables, plutôt opposés ou très opposés".
* 1ère remarque : et si je m'en cogne de la mesure en question ? Si j'estime que cette mesure n'est pas intéressante ? Si je crois qu'elle n'aura aucun effet efficace dès lors qu'il s'agit de "lutter contre l'insécurité" ? Je réponds quoi ? Et bien je suis coincé je dois répondre quand même. On en vient au constat de Pierre Bourdieu : d'après les instituts de sondage, tout le monde est tenu d'avoir un avis. Et un avis tranché. C'est oui ou non. Point. Sinon tant pis pour vous, vous n'apparaîtrez pas dans le sondage. Non mais. "Sans opinion", "vote blanc" : attitudes de lâches ! Raisonnez binaire amis citoyens !
* 2e remarque : on nous parle de mesures "pour lutter contre l'insécurité". Cette formulation introduit déjà un biais, que j'avais sous-entendu dans ma 1ère remarque : on présuppose que chacune de ces mesures a nécessairement un effet efficace sur l'insécurité. Or, est-ce vraiment le cas ? Le fait de retirer sa nationalité à un hystérique polygame qui pratique l'excision va t-il provoquer un effondrement imminent et conséquent du trafic de stupéfiants dans les collèges de Seine-St-Denis ? Il est très douteux que les mesures annoncées par Nicolas Sarkozy auront un effet efficace pour lutter contre l'insécurité, mais qu'à cela ne tienne, pour l'IFOP, cette mesure fait partie du paquet "INSECURITE", donc elle a comme-de-bien-entendu un effet sur l'insécurité.
*3e remarque : le décor étant planté, le sondé est mis en condition. Il sait qu'on va l'interroger sur des sujets graves, puisqu'on lui parle de mesures qui vise à lutter contre l'insécurité. On ne lui demande pas s'il pense que l'action du gouvernement en matière de lutte contre la criminalité est ou non efficace. On lui demande s'il est d'accord avec des mesures qui visent à faire baisser la délinquance. Et la taille du biais s'élargit...

Elle s'élargit et croit de façon vertigineuse lorsqu'on lit la liste des mesures qui font toutes partie d'un même "paquet insécurité".

1. "le contrôle par bracelet électronique des délinquants multirécidivistes pendant plusieurs années après la fin de leur peine". 89% des gens sont d'accord. Evidemment. On nous parle de déliquants "MULTIRECIDIVISTES", donc des sales cons, pendant plusieurs années (on ne sait pas combien...), qui vont devoir porter un petit bracelet. Bon si ça peut aider la police pour lutter contre l'insécurité, moi je dis oui, ça n'a pas l'air bien méchant. Et TOC ! C'est ce qu'on appelle de la création artificielle de sarkozystes à moindre frais !

2. "le retrait de la nationalité française aux ressortissants d'origine étrangère coupables de polygamie ou d'incitation à l'excision" : plus subtil. Enfin... qu'est ce qu'un "ressortissant d'origine étrangère" ? Est-ce la même chose qu'une "personne d'origine étrangère" ? Qu'un "Français naturalisé" ? On ne sait pas. Personnellement, je n'aurais pas répondu à cette question, parce qu'elle ne veut rien dire. Mais toujours est-il qu'on nous parle ici de quelqu'un de "coupable". Donc encore un sale con. Bon lui retirer sa nationalité à ce type qui vient de l'étranger (depuis combien de temps ? avec ou sans ses parents ?... on ne saura pas) c'est quand même la moindre des choses. L'excision est une barbarie et la polygamie est inacceptable. Un coupable doit être puni. Et TOC ! Un nouveau sarkozyste !

3. "l'instauration d'une peine incompressible de 30 ans de prison pour les assassins de policiers et de gendarmes" : la place d'un "assassin" est en prison ! C'est affreux un assassin, c'est méchant et calculateur. Et ça s'en prend aux policiers et aux gendarmes qui sont les garants de l'ordre public. 30 ans c'est une peine juste pour des assassins. On ne va pas laisser des assassins en liberté. Allez, ok, je signe pour. Et TOC ! Un nouveau sarkozyste créé à partir d'une question en apparence anodine mais formulée sans tenir compte aucun du principe de "présomption d'innocence" - peut-être d'ailleurs que ce principe ne vaut plus, à en croire Brice Hortefeux et Nicolas Sarkozy qui ont fait de Liès Hebbadj un "présumé coupable" et des prévenus dans l'affaire Clearstream des "coupables" tout court.

4. "le démantèlement des camps illégaux de Roms" : question grotesque, qui revient à demander la chose suivante : "êtes-vous d'accord pour qu'on applique une loi qui existe déjà ?" puisqu'on nous parle de camps illégaux. 79% de oui. What a surprise. Enfin... la vraie surprise c'est qu'il n'y ait pas 100% de oui !

5. "le retrait de la nationalité française pour les délinquants d'origine étrangère en cas d'atteinte à la vie d'un policier ou d'un gendarme" : cette proposition emporte nettement moins d'adhésion. 70%. Ce chiffre est encore très important, mais cette question, ainsi qu'elle est formulée, ressemble à s'y méprendre à une synthèse entre les questions 2 et 3 : entre temps, les "ressortissants" sont devenus des "délinquants", ce qui est toujours moins effrayant que des "assassins". Bref, supposons que j'ai déjà répondu que j'étais favorable aux propositions 2 et 3. Si je reste cohérent, je suis également favorable à la proposition 5. Et même remarque que pour la question 2 : qu'est-ce que c'est que ça un "délinquant d'origine étrangère" ? J'ai une arrière grand-mère espagnole, si je vole un café à la cantoche de mon université, est-ce que je suis un délinquant d'origine étrangère ? Que Nicolas Sarkozy raconte n'importe quoi à la télévision est consternant, que l'IFOP reprenne telles quelles les formulations hasardeuses du président de la République est deux fois plus consternant . Je n'ose imaginer ce que cela aurait pu donner si Ségolène Royale avait été élue... "Dans la vie, faites-vous souvent preuve de bravitude ?", "Pensez-vous que les femmes travaillant pour la Police nationale doivent être raccompagnées chez elles tous les soirs par un homme de leur commissariat ?", "Souhaitez-vous que Nicolas Sarkozy écrive une lettre d'excuses digne de son nom à José Luis Zapatero pour avoir dit de lui, pendant la récréation, qu'il était con ?", etc.

6. "la mise en place de 60 000 caméras de vidéo de surveillance d'ici à 2012" : personnellement, avant ce sondage, je n'avais pas entendu parler de cette proposition. 60 000 caméras soit, mais réparties de quelle façon ? Filmant pendant combien de temps ? Cette proposition ne m'évoque pas grand-chose, mais j'imagine qu'elle vise elle aussi à "lutter contre l'insécurité", donc pourquoi pas. Et TOC je retombe dans le panneau.

7. "la condamnation à deux ans de prison pour les parents de mineurs délinquants en cas de non respect par ces derniers des injonctions de la justice (interdiction de fréquenter certains lieux ou personnes suite à leur condamnation" : question alambiquée, qui n'a recueilli que 55% de l'approbation des sondés. Evidemment, puisque c'est la plus choquante. Reste qu'une majorité de Français y seraient favorables, d'après l'IFOP. Changeons "prison" par "prison ferme", enlevons "délinquants" et "injonctions", et je parie que ce chiffre s'effondre encore un peu plus...

Bref, mal introduit, mal conçu, biaisé, le questionnaire de l'IFOP paru en plein été quelques jours à peine après les déclarations polémiques de Nicolas Sarkozy n'a pas d'autre intérêt, pour Le Figaro, que de servir d'arme de seconde main dans une guerre des sondages où la cote de popularité du président de la République est à l'étiage depuis près d'un an.

Il aurait été amusant que les rédacteurs de l'IFOP ajoutent une dernière proposition, formulée de la sorte : "pensez-vous que les mesures que nous avons évoquées seront efficaces pour réduire de façon significative l'insécurité". Par intuition, j'imagine qu'une majorité très importante se serait prononcée de façon négative. Ce qui serait la preuve qu'un sondage n'est pas un objet scientifique d'observation politique, mais bel et bien un instrument de pouvoir aux mains des médias pour tenter de faire croire à l'existence d'une opinion publique qu'ils créent de toutes pièces.





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