Un malheur ne venant jamais seul,
la stupéfiante médiocrité de notre science politique lance un défi permanent à
la langueur journalistique. J’aurais voulu relancer mon blog en parlant de
l’élection française d’abord, de la situation en Grèce bien sûr. Mais
l’actualité de la campagne électorale américaine permet un éclairage à mes yeux
plus intéressant sur notre petite situation.
L’hystérèse intellectuelle est un
fléau qui renvoie toute analyse politique brillante à son inévitable sénilité.
Dans une société prospère, pacifiée par le progrès éducatif, social et
économique, l’aspiration commune au consensus s’imposait comme une évidence.
« Une élection se gagne au centre » disait l’autre ; il ne
pouvait pas avoir complètement tort.
Pourtant, ce bon sens
démocratique n’est plus qu’un credo qui tente en toute bonne foi de faire vivre
une réalité déjà morte. En créant de nouveaux intérêts de classe
contradictoires, la mondialisation libérale a brisé les sociétés occidentales
en deux cercles qui se mêlent de moins en moins, et s’opposent de plus en plus.
Le phénomène est très visible en France, ou de plus en plus de nos concitoyens
s’excluent eux-mêmes des classes moyennes, se définissant, parfois contre les
réalités économiques, parmi les précaires, comme un désir manqué de
reconstituer un nouveau Tiers Etat. Au contraire aux Etats Unis, ce même déclassement
conduit les citoyens à se constituer en groupes identitaires, en nouvelles
communautés que la prospérité de la Grande Société avait considérablement
diluées.
Le sentiment d’appartenance
devient une revendication de clivage. Depuis Bush en 2000, une élection se
gagne non plus au centre, mais en choisissant son centre, celui du cercle des
valeurs des classes que l’on estime à même de remporter un scrutin majoritaire,
si possible en ralliant dans son orbite quelques groupes isolés. Dès lors, les
valeurs deviennent aussi déterminantes que la situation économique, et le bon
mot de Clinton sur sa victoire sur Bush Senior, « It’s the economy, stupid ! », fut le chant du
cygne du progressisme.
Alors que tous les commentateurs
se focalisent sur la situation de l’emploi, et que Mitt Romney , en bon
patricien errant entre le Country Club et la Chambre de commerce, semble prêt à
jeter sur les bureaucrates ses prétentions entrepreneuriales Barack Obama
démarre la campagne en annonçant qu’il soutient le mariage gay. Même si cet
engagement est personnel, et que sa ligne politique demeure identique (les lois
matrimoniales ne sont pas fédérales), le symbole est fort. Et clivant.
Si clivant que sa victoire serait
mise en cause par cette excès de naïveté. La méthode est policée pourtant. Son engagement
est présenté comme un cheminement personnel, sans doute sincère, préparé par des
prises de position d’élus de premier plan comme le Vice-President Biden.
Obama aurait donc péché par
bravoure et compassion, en ouvrant involontairement la campagne sur les valeurs
après un mandat structurellement lié au redressement économique. Il n’en est
rien, et le président sait pertinemment que si l’économie peut le faire perdre,
seule une campagne sur les valeurs est en mesure de lui assurer une victoire.
En effet la Primaire républicaine
a démontré à ceux qui en doutaient que rassembler au centre n’était pas
suffisant. Si la capacité de rassemblement est essentielle pour être désigné
(d’où l’échec des candidats hystériques), elle ne peut s’affranchir d’une
affirmation culturelle tout aussi forte. Ne pas être capable de défendre sa
classe de valeurs, par le clivage, empêche toute possibilité de rassemblement.
A partir du moment où l’écrasante majorité d’un électorat cible est favorable
au clivage que l’on doit porter, rassembler et cliver deviennent parfaitement
complémentaires.
On oublie à quel point Obama a été réticent à faire
campagne sur l’économie en 2007. Alors qu’il est évident que c’est le
traumatisme de la crise financière qui a permis de dépasser le vote culturel
blanc pour lui donner la victoire finale. Il sait aussi que ce sont les valeurs
qu’il incarnait qui a permis la mobilisation initiale de son camp. Si son bilan
économique est bon au regard des circonstances il reste très difficile à
défendre à l’aune du fort taux de chômage qui frappe ses électeurs. Son aura a
par ailleurs été amoindrie par les réalités du pouvoir. Obama doit retrouver un
moyen de mobiliser non pas seulement son camp politique mais les classes qu’il
défend, ces classes intégrés à la mondialisation, urbaines, qui regardent HBO
et True Blood. Or Rommey séduira autant ces classes moyennes avec son programme
économique modéré qu’il les repoussera avec sa bigoterie. Cliver est donc un préalable
pour Obama, surtout si on peut le faire avec humanisme et élégance ; avec un
vrai-faux nouveau sujet, un sujet qu’il aurait muri en même temps que le reste
d’une certaine Amérique. L’économie viendra bien assez tôt, et il vaudra mieux
avoir sécurisé les états libéraux et galvaudé à nouveau des militants déçus.
Il n’y a d’ailleurs pas de hasard
dans le calendrier du président américain. Le 8 mai 2012, la Caroline du Nord
interdit le mariage gay. Le lendemain, Obama se découvre l’âme LGBT. A-t-il
décidé de perdre la Caroline du Nord ? Peut être, mais Washington vaut
bien le sacrifice possible de Charlotte.
En fait, Obama sait que la
Caroline du Nord, Etat sudiste qui a
bouleversé son histoire en sa faveur en 2008, illustre parfaitement le combat à
venir. La Caroline n’a jamais trouvé sa place réelle dans l’économie fordiste, et
est devenu, depuis les années 1980 un refuge pour les industries qui fuient les syndicats et partent à la recherche d’une
main d’œuvre bon marché. Elle reproduit sur le sol américain le déclassement
économique et social produit par la mondialisation. Ainsi, les couches
populaires de Caroline ne sont pas coalisées en classes moyennes homogènes,
unis par un sentiment d’appartenance sociale progressivement déterminé et
organisé. Le progrès économique au ralenti n’est dès lors plus lié à un progrès
social. Leur fierté se fonde sur leurs anciennes valeurs, des valeurs de petits
blancs. Il y a dès lors un vote économique, il y a un vote culturel. Obama sait
déjà qu’il a perdu le vote culturel, mais en clivant dès aujourd’hui, il laisse
à ces militants le temps de récupérer, peut être, le vote économique.